La danse éduque le sens d'être (Yvonne Berge)
carte XXI LE MONDE (sommaire) [#]
Yvonne BERGE : "Vivre son corps - pour une pédagogie du mouvement" Editions du Seuil 1975
[extrait] ///////////////////////////////////////////////////////////////////////////
pp. 24-31
Par instinct de conservation, on s'entoure d'une carapace insensible et imperméable
[...] L'homme se créée des réactions de défense qui finissent par former une
carapace insensible et imperméable. Par instinct de conservation on se ferme au bruit,
à la foule, au manque d'air, de place, à la laideur, mais on se ferme en même temps à tout
ce qui peut détendre, épanouir, faire vibrer.
[...] L'ouïe est émoussée par les incessantes agressions sonores. Nous finissons par
entendre globalement sans développer nos facultés d'écoute différenciée. Nous nous
fermons par nécessité aux bruits ambiants insupportables, mais cette "surdité"
volontaire subsiste même lorsque le vacarme a disparu. Bien pis, le bruit finit par
devenir, comme une drogue, un excitant indispensable dont l'homme moderne ne sait
plus se passer... même pour dormir. Le silence inquiète !
L'odorat se perd aussi. Comment respirer avec plaisir et librement l'air vicié de nos rues
ou des lieux de travail ? Ce qui devrait être source de vitalité devient une épreuve,
même si nous n'en sommes pas conscients.
La vue s'affaiblit, surmenée par des impressions visuelles qui se succèdent trop rapide-
ment : circulation automobile, foule, télévision, cinéma, enseignes lumineuses, etc...
Elle perd sa faculté de choix et subit la cadence exagérée des images qu'elle perçoit en
bloc. [...]
La sensibilité est aussi interne : on la nomme cénesthésie.
Elle informe sur le sentiment que nous avons de notre être, indépendamment
du concours des sens, sur la façon dont nous nous mouvons, dont nous nous percevons.
Ces renseignements seront précis ou flous. D'eux dépendront des réactions instinctives,
adaptées ou non.
- si je sens l'oxygène manquer dans mon lieu de travail, j'ouvre la fenêtre;
ce renseignement ne peut m'être donné que si j'ai l'habitude d'une respiration normale,
ample, exigeante. Si au contraire, j'ai l'habitude néfaste de respirer rapidement et
superficiellement, l'air vicié d'une pièce, l'odeur du tabac ne me gêneront pas. Même si
j'en pâtis, j'attribuerai mes malaises à tout autre chose. [...]
La même menace nous guette sur le plan gestuel. A force d'être condamnés à l'immobilité
dans un espace restreint, les membres, les muscles, perdent le goût du mouvement,
deviennent maladroits, n'aident plus l'esprit à se défatiguer, ce qui poussera souvent les
gens à se défouler par l'agressivité de cette énergie qui n'a pas trouvé de voie
d'expression [...]
La danse suscite ce que l'on pourrait appeler le sens d'être.
La danse est la synthèse d'une infinité de renseignements, d'expériences,
et parfois de réflexions, enregistrés spontanément et simultanément.
Elle éduque la réceptivité sensorielle et suscite un sens nouveau que l'on pourrait
appeler un sens d'être, qui implique non seulement la compréhension psychologique
du vécu corporel, mais une expérience physique. Ce sens devient un point de référence
vers lequel on se tourne spontanément, qui nous permet de devenir réceptifs, comme
le pêcheur l'est au poisson, le chasseur au gibier, et le navigateur au vent.
L'état de réceptivité nous relie à l'espace ambiant
Plus cette réceptivité sera affinée, sélective, attentive, mieux on sera informé et mieux
on répondra aux sollicitations extérieures, soit pour les accueillir, soit pour s'en défendre
afin de protéger son intégrité. Les échanges se font spontanément. Ils ne
peuvent être appris, ils se découvrent ... ce qui pose des problèmes de pédagogie.
Evoquons ici les travaux du Dr Vittoz (cf L'angoisse du monde moderne, Ed du Levain.
1963). Il nous dit que le cerveau fonctionne selon un rythme d'alternance, tour à tour
émetteur lorsqu'il pense, récepteur lorsqu'il accueille les sensations.
Cette alternance est harmonieuse chez l'individu normal. Mais dès qu'il y a une surcharge
d'émission mentale, on voit apparaître la nervosité, la fatigue, une suractivité intellec-
tuelle fébrile, néfaste. Nous avons tous connu, un jour ou l'autre, le coup de pompe et
cette impression d'être "hors de soi". Ce que l'on nous dit, dans ces moments-là, ne nous
parvient pas. Nous ne sentons ni le froid, ni le sommeil, ni la faim, nous ne voyons pas
les autres ... et pourtant, le moindre acte de réceptivité sensorielle serait une vraie
"nourriture" pour le système nerveux si nous étions capables d'y accorder une attention
qui le valorise, et équivaudrait à la sensation de "recharger ses accus".
Vittoz dit encore : "L'alternance rythmée des deux modes de fonctionnement du cerveau :
Emission et Réception, se rétablit grâce à un troisième facteur : la conscience d'être, sa
compréhension et la faculté de l'établir et de la développer. C'est un dépassement du
conditionnement habituel de la pensée, des attitudes et des gestes qui nous limitent.
Ce dépassement ne s'obtient que par l'exercice compris, valorisé et répété."
Il faut accorder à son corps une attention sans effort
[...] Le corps, généralement oublié, sauf quand, malade, il s'impose à nous, est restitué
[par la relaxation] à la conscience dans sa présence simple et non interprétée, non mêlée
de sentiments, d'émotions, de pensées. La perte de ce relief émotionnel rend cette
présence comme anonyme. Des exercices facilitent cette manière d'effacement paisible :
accueillir avec une attention très égale ce que ressent l'oreille lorsqu'elle entend, ce
qu'éprouvent les yeux qui s'ouvrent, ce que sentent les mains qui touchent ou prennent,
rendre le corps à son entourage en même temps qu'à lui-même
(cf. G. Lanfranchi, Revue Hermès n°6 sur "le vide"). Cette attention dénuée d'effort
surprend beaucoup : on a tellement appris à se défendre, à ne pas s'écouter, [...]
Le mouvement spontané naîtra lorsque le corps prendra conscience de sa peau, de ses
muscles, de ses articulations, de sa respiration, lorsque l'oreille percevra les sons, lorsque
le regard saura voir chez l'autre la grâce vivante du geste. Pour parvenir à ce déblocage,
bien des moyens sont à notre disposition : relaxation, jeux rythmés, images symboliques
et stimulantes. Le comptage, les commandements descriptifs faisant appel à un pied en
particulier, à la flexion, aux inclinations, aux positions strictes des bras, etc..., sont des
moyens stérilisants qui ne conviennent pas : ils s'adressent à la réflexion. [...]
Il s'agit là d'un véritable renversement pédagogique : le maître ne commande plus ses
élèves pour obtenir des enchaînements qui leur sont imposés de l'extérieur, mais devient
un guide qui les oriente vers une découverte personnelle de leurs facultés.
[...]
Bref, tout geste mécanique est anti-artistique, est vide de sens, est un geste mort. La
vie est ou n'est pas, on ne l'ajoute pas. Au maître de la faire naître dès le premier geste.
Il tiendra alors le fil d'Ariane qui le conduira vers les plus réjouissantes découvertes.
[...] On peut se demander si les états névrotiques ne sont pas une cristallisation de
l'incapacité du corps à résoudre concrètement les excitations de l'intellect.
[fin de citation] //////////////////////////////////////////////////////////////
Yvonne BERGE (1910-2002) :
Formée à l'Ecole Internationale de danse d' Elisabeth Duncan à Salzburg, Yvonne BERGE a formé sa propre école. Après avoir terminé des études de psychologie et tout en élevant ses quatre filles, elle poursuit des recherches techniques et pédagogiques (Source : dos de couverture de son livre "Vivre son corps - pour une pédagogie du mouvement" SEUIL 1975).
Livre plus récent : "Danse la vie", Edition du Souffle d'Or (1997).
L I E N S
Danse et expression corporelle (Bibliographie) : http://www.leschantsducorps.com/pages/cha/bibliographie.htm
Dr Roger Vittoz : http://fr.wikipedia.org/wiki/Roger_Vittoz
L'école Elisabeth Duncan (en allemand) : http://de.wikipedia.org/wiki/Elizabeth_Duncan