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\\\\\\\\ Le . monde . des . tarots . anciens
29 juin 2011

1952, Athos : rencontre de l'ermite Nikône

Quand un helléniste agnostique parvient à l'ermitage d'un moine russe d'Athos, vrai ermite millésime 1952 ...

Carte VIIII L'HERMITE  [#] - VII LE CHARIOT [#]

Jacques LACARRIERE : L'Eté grec, une Grèce quotidienne de 4000 ans PLON "Terre Humaine" 1976
[extrait pp. 98-115] /////////////////////////////////////////////////////////////////

 

le pays des ermites à Athos

Certains ermitages sont situés en des endroits si retirés, si abrupts, qu'il a fallu sceller des crampons de fer dans le roc et les relier par des chaînes afin de pouvoir se hisser ou glisser sans risque contre les parois. En d'autres endroits, si quelque surplomb le permet, on a dressé un treuil et une poulie pour ravitailler l'ermite sans avoir à descendre. Toute une région du Sud s'appelle ainsi Karoulia - Les Poulies.  Si le panier remonte vide, c'est que l'ermite vit toujours. S'il reste plein, c'est qu'il est mort. Mais ce sont là les temps héroïques d'Athos. Presque tous les ermitages à poulies sont abandonnés aujourd'hui au profit des ermitages à chaîne, relativement plus vivables et accessibles. [...]

Aucun véritable voyage à Athos ne saurait se passer d'un séjour au pays des ermites. Là est le coeur mystique de la montagne, le lieu des plus extrêmes et volontaires dénuements. Ce qui auparavant était promenade, flânerie, devient ici effort, épreuve et endurance. Le paysage lui-même n'a plus le charme des autres lieux. Les rochers brûlent, les cris des insectes assourdissent, la terre dessine entre les rocs des traînées mauves et sanglantes. Les éboulis qui par endroits dévalent jusqu'à la mer évoquent des séismes latents, une montagne hargneuse. Pour accéder au paradis de leur contemplation, les anachorètes ont toujours élu des paysages infernaux : grottes obscures ou déserts torrides. C'est l'inhumanité foncière de la terre qui permet justement ici de forger un autre homme. Sur ce sol d'Athos, si accueillant par ailleurs, le pays des ermites est un lieu qui d'abord vous refuse, vous rejette, qu'il faut presque violer pour s'y inscrire et pour y demeurer.
------> cf. Dom Gougaud : habitat des ermites [#] - vie ascétique [#]
------> fuite du monde, cf.
  Ivan GOBRY [#] et J. LE GOFF [#]  

Il faut avoir le coeur bien accroché pour accéder à certains ermitages et, plus encore, pour y demeurer des années, sur un espace minuscule, sous la réverbération de la mer, la brûlure du soleil, les neiges de l'hiver, le métal des rochers. Il faut porter en soi le besoin de défier ce monde qui vous rejette, de se faire peu à peu accepter par lui, être un combattant de l'ascèse, ce que les anciens anachorètes des déserts orientaux appelaient justement "un athlète de l'exil". Faute de quoi, on ne saurait survivre ici. Car alors la folie vous guette ou l'acedia, ce mal particulier des longues solitudes, cette faille, ce doute, cette mélancolie viscérale qui vous prennent soudain et font de vous la proie des démons qui vous guettent. Ici, me dirent les ermites, les démons sont partout et pas seulement dans l'obscurité des grottes ou des ténèbres de la terre. Le soleil aussi les suscite, [...]
------> même propos chez un ermite français en 1980 [#]
------> définition de l'acédie
[#]

Ces rocs, ces sentiers escarpés, ces buissons où il faut s'accrocher pour descendre ou monter sont les jalons d'un voyage intérieur, les témoins d'une épreuve oppressante qui ne vous laisse plus de repos. En ce monde marginal, oublié, se livrent des luttes invisibles, s'abolissent toutes les lois courantes de la vie. Et on y devient, selon son être intérieur et sa force de renoncement, bête ou ange, sous-homme ou surhomme, habitant de la préhistoire ou d'un monde qui est encore à naître. Quelques heures - et à plus fortes raisons, quelques jours, - passés à Karoulia ou à Katounakia au milieu des ermites suffisent à détruire, à miner pour jamais en nous les fragiles frontières que nous traçons entre normal et anormal, entre raison et déraison. [...]

 

En marche vers l'ermitage

A mon dernier passage, en 1953, une vingtaine d'anachorètes tout au plus vivaient encore dans les nids d'aigle accrochés aux falaises. Des hommes qui depuis des dizaines d'années ont choisi de vivre hors du monde et pratiquement hors des humains ne doivent guère aimer qu'on les dérange. Tout en marchant vers Karoulia et Katounakia, après avoir traversé le Désert de pierres sous un soleil tropical, je ne cessais de me répéter : comment vont-ils m'accueillir ? A la nuit tombante, j'arrivai enfin à la skite d'Aghios Vassilios, dernière étape, dernier lieu habité avant les ermitages. [...] [Il y avait] un ermite russe que je tenais beaucoup à rencontrer, le starêtz Nikône. [Avec un des moines de la skite] le lendemain, nous partîmes très tôt, avant l'aube. Il fallut grimper dans le noir à travers les versants pour rejoindre au sommet de la pente le sentier qui menait à la skite de sainte Anne. Nous l'avons suivi pendant près d'une demi-heure puis mon guide s'arrêta : "Tu es presque arrivé. Suis ce sentier qui descend jusqu'à la terrasse, là-bas. Un peu plus loin, tu trouveras les chaînes. Bon courage ! Et que Dieu te bénisse !"

En contre-bas, je trouve la terrasse. Un peu plus bas, je vois le toit en tôle ondulée d'une cabane. La pente n'est pas trop raide. Je descends en m'accrochant aux buissons. L'endroit est vide. Plus d'ermite. Juste au bord de la falaise, je vois des crampons de fer et des chaînes, scellées dans le roc. La paroi est beaucoup plus raide, presque à pic. Mais grâce aux chaînes, la descente est facile. J'arrive sur un nouveau terre-plein. Sur la gauche, caché dans une sorte de faille, j'aperçois l'ermitage de Nikône. Une cabane, une dépendance, une petite terrasse avec un figuier, quelques fleurs, une barrière, une cloche. Je sonne. Un vieillard blanc apparaît sur le seuil. Il s'approche de moi et me dit, dans un français chantant : "Hello ! Soyez le bienvenu. Comment ça va ?"

 premiers contacts à l'ermitage avec Nikône

Ma première visite au père Nikône date du mois de septembre 1952. [...] L'année suivante, je revins le voir et passai la journée et la nuit dans son ermitage. Nous y eûmes de longues conversations,entrecoupées de silences et de pauses. Bien que cet endroit ne soit guère accessible, le père Nikône reçoit quelques visites : moines ou novices des monastères du sud, ermites du voisinage, quand ils sont encore de force à franchir les chaînes. [...] Je pris à l'époque, à chacune de nos rencontres, des notes immédiates, ce qui me permet de les publier aujourd'hui pour la première fois. [...] Je sentis avec Nikône beaucoup moins de barrières qu'avec d'autres ermites, sur des sujets que d'ordinaire on n'aborde ici qu'avec réticence. Cette réticence, je la comprends bien, car elle est dûe, le plus souvent, à l'ingénuité du visiteur sur ce qu'il veut savoir et apprendre. Que dire et que répondre à des questions qui mettent en cause une expérience et une vie entière, qui supposent une connaissance, ne fût-ce qu'élémentaire, des traditions spirituelles et mystiques du monde orthodoxe ? En ces quelques hommes isolés dans leur cabane ou dans leur grotte, on peut voir, selon ses options ou ses convictions personnelles, les fossiles vivants d'un monde à jamais révolu, d'une Atlantide de la foi dont Athos serait l'ultime et fragile sommet, ou au contraire les détenteurs, les mainteneurs, les "athlètes" d'une sagesse et d'une science de l'homme qu'on s'empresse d'admirer si elles proviennent des Indes ou du Tibet mais qu'on ignore dès qu'elles s'exercent à votre porte.

Nikône vit sur un rocher à quelque 150 ou 200 mètres au-dessus de la mer, au coeur des ermitages de Karoulia. En s'aidant à nouveau des chaînes, on peut descendre de chez lui jusqu'au rivage. C'est ce que font les autres ermites vivant à proximité, pour y ramasser les coquillages qui serviront aux chapelets. Nikône, lui, en raison de son âge, ne quitte pratiquement plus son repaire, si ce n'est une fois par an, quand il va chercher son courrier à Daphni. Son ermitage est relativement vaste. Par relativement, j'entends une surface de vingt-cinq mètres carrés. Sur cette terrasse poussent un figuier et un arbre indien dont un visiteur, avant guerre, lui apporta la graine. Au pied du figuier, un banc fait d'une planche sur deux billots de bois. C'est là que Nikône vient s'asseoir pour regarder la mer et c'est là que pendant des heures nous avons bavardé. L'unique pièce lui sert à la fois de cuisine, de chambre et de chapelle. Une iconostase, avec des icônes russes, occupe tout un coin. Nikône est prêtre. Il a été ordonné en Russie, bien avant la Révolution. Je signale ce détail important car la plupart des ermites ne sont pas ordonnés et ne peuvent dire la messe. Ils se contentent de prier, de réciter des liturgies traditionnelles aux mêmes heures que dans les monastères.

Quand je vins le voir pour la première fois, Nikône devait avoir quatre-vingt-deux ans. [...] Il n'avait pas pour autant l'air vieux. Son visage avait peu de rides, sa peau était rose et fraîche. Il avait plutôt l'apparence d'un homme encore valide, presque dans la force de l'âge, malgré sa barbe et ses cheveux d'un blanc immaculé et bien qu'il fût menu, presque chétif, dans son corps.
-----> symbolisme de la barbe et des cheveux longs au mont Athos [#]

Nos conversations se déroulèrent à bâtons rompus, comme on dit. [...] Pour lui, rien n'était tabou, toute curiosité était bonne, et même salutaire. Il n'aimait pas les gens indifférents, les cyniques et les blasés ni ceux qui, disait-il, mettent leur âme en cage. [...]

 

la vie du père Nikône : d'abord militaire...

Il grandit à Saint-Petersbourg, où il apprit le français avec un précepteur français, comme c'était la coutume dans toutes les familles aisées de l'époque. [...] Sa famille le destinait, comme il est aussi d'usage, à la carrière militaire. Il obéit à ses parents par force mais dès l'âge de seize ans, il se sentit attiré par la contemplation, la recherche de Dieu et aussi le désir de courir le monde. [...]

Vous savez, me dit-il, c'est une chose étrange, l'uniforme. Chaque fois que je le mettais, j'avais l'impression de me déguiser. Tous mes camarades, eux, étaient fiers de cet uniforme et paradaient dans les rues comme s'ils étaient des dieux. Moi, au contraire, je me disais : je ne suis pas un dieu, je suis un clown ! Pour devenir dieu, il faut sûrement choisir une autre voie. Mais je ne voulais pas du tout devenir dieu ! Ce que je voulais, c'est quitter l'armée, réfléchir, et surtout parcourir le vaste monde. Un jour, je me décidai. Je leur dis que je m'étais découvert la vocation et que je voulais entrer dans les ordres. Ils me donnèrent un congé de six mois, persuadés que je changerais d'avis entre-temps. J'en profitai pour faire une retraite dans un monastère près de Novgorod. Au retour, ma décision était prise. J'abandonnai l'armée et devins étudiant en théologie. Tout cela ne se fit pas sans mal, surtout avec ma famille, mais enfin j'avais déjà supprimé une chaîne ! En fait, je devais avoir juste vingt ans et je ne voulais pas encore m'enfermer dans un monastère. Je voulais d'abord découvrir le monde, connaître les autres pays, les autres hommes. J'aimais la vie et à Saint-Petersbourg, à cette époque, on ne s'ennuyait pas. J'aimais surtout le théâtre. [...]

Par la suite, Nikône termina l'Ecole de théologie et fut ordonné prêtre. C'est vers cette époque qu'il fit à Saint-Pétersbourg la connaissance de Gurdjieff et d'Ouspensky. Oui, je me souviens de Gurdjieff. Je l'ai rencontré la première fois dans la banlieue de Moscou. C'est là qu'il recevait ses disciples. En fait, je n'ai jamais suivi sérieusement leur enseignement. Moi, j'avais fait mon choix. J'étais chrétien et voulais le rester. [...]

 

... puis voyageur spirituel

J'ai vécu quelques années  à voyager, à rencontrer des yogis, des maîtres, des dignitaires dans tout l'Orient. Je ne faisais pas de tourisme. Quelle horreur ! Je voyageais pour apprendre. Rendez-vous compte : je voulais connaître toutes les sagesses du monde ! C'était fou mais en même temps je le vivais très humblement. Je n'avais pratiquement pas d'argent et souvent j'ai dû mendier pour vivre. [...]

Après la Chine, il se rendit au Japon, de là aux Etats-Unis où il rencontra Khrishnamurti. C'est là qu'il décida de rentrer en Europe et de se rendre au mont Athos avant de regagner la Russie. Il s'installa au monastère de Saint-Pantélémion et s'y trouvait toujours quand éclata la Révolution de 1917.
J'ai compris tout-de-suite que cette Révolution, c'était une catastrophe pour les uns et un signe de Dieu pour les autres. Puisqu'elle me coupait de ma patrie, ça voulait dire que désormais ma vie, ma nouvelle patrie, ma nouvelle famille étaient ici. Le reste, il me fallait le tuer, l'oublier à jamais. Et puis, je vais vous faire un aveu. Au fond de moi, je ne lui en voulais pas à cette révolution. Pour ceux qui ne peuvent mourir d'eux-mêmes au passé, il faut des révolutions pour les y obliger.
[...] J'aurais de toute façon rompu avec mon milieu et tous ceux que j'y ai connus. Ma rupture à moi avec la vieille Russie, ma révolution, ce fut Dieu qui me l'offrit. Il y a un père du désert qui dit que pour devenir homme du ciel, il faut d'abord mourir aux choses de la terre. Ou, si vous voulez, pour devenir un homme nouveau, il faut tuer en soi le vieil homme. Et bien, cette année-là, le vieil homme est mort et peut-être fallait-il cette révolution pour le tuer. C'est alors que j'ai choisi un nouveau nom et que j'ai prononcé mes voeux. Jusqu'à la mort, je ne serai rien d'autre qu'un homme d'Athos.

pour devenir ermite, attendre le signe 

"Et pourquoi avez-vous quitté le monastère pour vous installer ici ?"
J'en ressentais le besoin depuis longtemps. Mais on ne s'improvise pas ermite, vous savez. Là aussi, il faut attendre que Dieu vous fasse signe. Attendre le temps nécessaire. Le signe, il est venu un jour, quand je décidai, avec un autre moine du Roussikon, de visiter les monastères d'Athos avec une barque, en longeant le rivage. On a pris une barque, et en passant ici, juste là, vous voyez, j'ai vu ce lieu abandonné, cette cabane avec sa terrasse, en plein soleil. Elle m'a plu d'emblée et je me suis dit : "C'est ici que je veux vivre, jusqu'à ma mort." J'y suis venu et je ne l'ai plus quittée.

[...] [L'ermite se retire pour prier] 
Entre cette dépendance et la cabane de Nikône se trouvait une sorte de couloir en plein air, abrité du soleil. Je m'y étendis pour me reposer à mon tour. Juste au-dessus, la falaise et les chaînes. Juste en dessous, la mer. Chaleur intense, presque étouffante. J'écoute les mille bruits de la solitude : vent, insectes, tressaillement des herbes, bruit des vers rongeant le bois sec des planches et cette vibration presque sonore de l'air surchauffé. Je me souviens que pendant ces deux heures, passées là immobile, tous mes sens en éveil, en proie à une exaltation incontrôlable, je fus pris de peur. Peur de ne plus pouvoir remonter, me hisser sur les chaînes, de ne plus pouvoir quitter ce rocher. Je sentis la force qu'il fallait pour être ermite, pour rester isolé des années sur un rocher comme celui-ci, sans autre horizon que le ciel et la mer, comme si l'on se trouvait aux extrémités cardinales de la terre, aux confins de l'espace et aussi aux confins du temps, avec le sentiment d'être l'ultime survivant, l'ultime naufragé d'une tradition engloutie.
-----> autre rencontre avec un ermite russe du mont Athos [#]
------> rencontre avec un ermite français (1980) [
#]

[fin de citation] /////////////////////////////////////////////////////////////////////
Autres extraits du même ouvrage, L'Eté Grec (1976) : 
cartes de Cavaliers : [#] [SAINTS CAVALIERS] Saints militaires
carte VII Le Chariot : [#Le Théâtre d'ombres grec, syncrétisme visuel
carte VIIII L'ERMITE : [#] 1952, Athos : rencontre de l'ermite Nikône
carte VIIII L'ERMITE : [#] L'ermite pêcheur d'Athos
carte VIIII L'ERMITE : [#] [BARBE] [CHEVEUX LONGS] au Mont Athos
carte VIIII L'ERMITE : [#] [LAMPE] Arrivée par bateau dans la nuit
carte XIII : [#] [SQUELETTE] Preuve de pureté à Athos
carte XV LE DIABLE : [#Le moine fou
carte XVIII LA LVNE : [#Liturgies de nuit à Athos

carte XVIIII LE SOLEIL : [#] Soleil intense en Argolide

Extraits du même auteur, d'un autre ouvrage, Les Hommes ivres de Dieu (1975) : 
[#] chap. La Symbolique : Symboles des ermites du désert selon Cassien
[#] carte XII Le PENDV : St Syméon l'Ancien et autres stylites 
[#] carte XII Le PENDV : Les dendrites, reclus dans les arbres

 

 

 L  I  E  N  S 

L'AUTEUR :
Jacques Lacarrière  (1925-2005) : fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Lacarri%C3%A8re_(%C3%A9crivain)
Association des Amis de l'écrivain : www.cheminsfaisant.org/content/index.php

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