Soleil intense en Argolide (J. Lacarrière)

5 juillet 2011

XVIIII LE SOLEIL : Sommaire [#]
chevaux du soleil [#] - pieds nus [#][#]

Jacques LACARRIERE :
L'Eté grec, une Grèce quotidienne de 4000 ans, PLON, Coll. "Terre Humaine", 1976
[extrait] ////////////////////////////////////////////////////////////////////
pp. 208-210

Soleil intense. Chaleur sèche. Solitude. Je suis étendu à l'ombre des pins, sur le versant d'une
colline, dans la direction de Stymphale. J'ai pris un raccourci [...] mais à présent, à force d'hésiter sans cesse entre des sentiers bifurquants, je ne sais plus très bien où je me trouve. Aucune importance, d'ailleurs. J'ai tout le temps d'arriver à Stymphale, qui doit être à quelque quinze ou vingt kilomètres, pas plus.

C'est pour ces instants-là que je marche en Grèce depuis tant d'années : pour me perdre ainsi dans un paysage inconnu, au coeur de la chaleur, élire tel bosquet de pins pour une halte indéfinie ou m'étendre au soleil quand il y a un peu de vent pour sécher la sueur. Et aussi pour ces heures de l'aube ou du couchant, quand les lumières vibrent, que les odeurs s'éveillent ou se replient, que l'on sent brusquement en soi, autour de soi, le brassement immobile du temps, l'embrasement de l'air figé, ce grand silence [...] !

C'est en ces heures-là - où naissent en soi comme des sens inconnus, des sensations aiguës, des perceptions qui vous portent à la fois au-delà et en-deçà des magies quotidiennes - que j'ai vraiment connu la Grèce. Ce paysage ici, sur ce versant, dans cette solitude d'Argolide m'émeut tant qu'on a envie de devenir soudain silence et ombre, présence muette et chaude sur la terre, à l'écoute des voix secrètes, comme le vécut et l'écrivit autrefois, en sa terre de Leucade, le poète Sikélianos [...] qui se couchait des nuits entières contre la terre, qui ne voulait, en ces instants, y marcher que pieds nus - comme les anciennes prophétesses de Dodone rendant leurs oracles en déchiffrant le bruissement du vent dans les chênes sacrés de Zeus -
-----> cf. dans le blog : [PIEDS NUS] sens selon Cassien [#] - les yeux des pieds [#]
[Sikélianos] qui s'agenouillait sur la terre d'Attique et se pressait contre ses pierres [...] et qui, de cette terre d'Argolide [...] ingrate, dure, sèche, stérile, épuisante, torride et pourtant fantastiquement aimée, a écrit :

                     Terre d'Argos, ocre embrasé,
                     ardant au soleil comme fer rougi
                     dans le brasier des grands coquelicots ...

Immobile, j'écoute les bruits : cigales, grillons, insectes par légions crissant autour de moi comme grésillements de brindilles dans le feu. Immobile, je hume les odeurs : résine, térébinthe, myrrhe, ciste peut-être (ces fleurs roses là-bas aux corolles échancrées) thym, origan, sauge et menthe sauvage (une odeur retenue par la chaleur du sol mais qui se déploie brusquement dès qu'on bouge la tête). Et la terre elle-même, son goût de poussière sèche, de cendre ambrée. [...] immobile, ouvrant de temps à autre les yeux vers le soleil émietté à travers les branches.

Depuis des jours, ma peau a repris ses couleurs grecques. Roussie, cuivrée, mordorée par la mer, le soleil. Je le sens partout sur mon corps. Astre amical qui a perdu pour nous la peur, l'appréhension qu'il inspirait jadis.

Je ne suis pas sûr que les Grecs anciens aient vu dans le soleil un dieu toujours bénéfique et encore moins un préposé à leur bronzage. La plupart d'entre eux le tenaient pour un dieu (malgré tous les efforts d'Anaxagore pour montrer qu'astres et planètes n'étaient que des boules enflammées, ce qui lui valut d'être exilé d'Athènes jusqu'à sa mort), un dieu dont le feu n'était pas toujours bienveillant.

Les noms que les Grecs donnèrent aux chevaux qui tiraient le char du soleil montrent qu'en dépit de leur beauté chantante - Pyroïs, Phlégôn, Eoôs et Aethôn - ils évoquaient ce qui brûle et ce qui calcine autant que ce qui luit - l'Enflammé, l'Embrasé, le Brillant, le Brûlant.

Mais j'aime cette image : ce quadrige d'or fondu illuminant le monde et ces chevaux de feu dont les grandes crinières de flammes évoquaient autrefois ce qu'on nomme aujourd'hui protubérances et l'haleine embrasée, ces ions et ces photons dont le soleil, paraît-il, nous bombarde.

-----> cf. dans le blog : Le mythe de Phaéton revu par Paul Diel [#]

[fin de citation] //////////////////////////////////////////////////////////////
Autres extraits du même ouvrage de Jacques LACARRIERE, L'Eté Grec, 1976 :
[#] chap. cartes de Cavaliers : [SAINTS CAVALIERS] Saints militaires byzantins
[#] chap. VII Le Chariot : Le Théâtre d'ombres grec, syncrétisme visuel
chap. VIIII L'ERMITE : [#] 1952, Athos : rencontre de l'ermite Nikône
                                [#] L'ermite pêcheur d'Athos
                                [#] [BARBE] [CHEVEUX LONGS] au Mont Athos
                                [#] [LAMPE] Arrivée par bateau dans la nuit
[#] chap. carte XIII : [SQUELETTE] Preuve de pureté
[#] Le moine fou - chap. carte XV LE DIABLE
[#] Liturgies de nuit à Athos - chap. carte XVIII LA LVNE

Extraits du même auteur, d'un autre ouvrage, Les Hommes ivres de Dieu (1975) :
[#] chap. La Symbolique : "Symboles des ermites du désert selon Cassien"
[#] chap. carte XII Le PENDV : "St Syméon l'Ancien et autres stylites"
[#] chap. carte XII Le PENDV : "Les dendrites, reclus dans les arbres"