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\\\\\\\\ Le . monde . des . tarots . anciens
26 juillet 2012

[OURS] L'ours, roi détrôné (M. Pastoureau)

Ce passage de l'historien des couleurs Michel PASTOUREAU recèle des trésors d'informations sur les symboles comparés de l'OURS et du LION. On dirait un commentaire quasi-direct de cette carte de tarot XI FORCE, chez Noblet, où le personnage maîtrise un ours (sans crinière, sans queue) plutôt qu'un lion.

Plantes & Animaux (sommaire) [#]
 La Symbolique (sommaire) [#]

Michel PASTOUREAU : Une histoire symbolique du monde occidental, SEUIL 2004, ISBN 978-2-7578-2874-8
[extrait]///////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////

pp. 69-72 : Le sacre du lion, comment le bestiaire médiéval s'est donné un roi

carte XI FORCE - tarot Noblet Paris ca 1650 - letarodotcom

  
D
emandons-nous à partir de quand [le lion] devient définitivement le "roi" des animaux dans les traditions occidentales.[...]

La question est moins simple qu'il n'y paraît. Elle met en jeu des faits culturels complexes, à la fois dans l'espace et dans la durée. A l'échelle de l'Occident, elle traduit notamment une forte tension entre une Europe germanique et celtique, pour qui l'ours est ou a été le premier des animaux, et une Europe latine, pour qui ce rôle est tenu par le lion.

Ce n'est qu'après l'an mille que le lion commence à l'emporter à peu près partout sur l'ours. Sa victoire devient définitive au XIIe siècle et elle est due pour l'essentiel à l'attitude de l'Eglise.

 

 

Tarot de Jean Noblet, Paris ca 1650
Carte XI Force (carte où l'animal maîtrisé est, fait exceptionnel, un ours)
cliché BnF
www.le tarot.com

 

Dès l'époque paléolithique, le culte de l'ours a été dans l'hémisphère Nord l'un des cultes animaliers les plus répandus.

avant 1476 - Livre de Chasse de Gaston Phoebus- Bibl Mazarine folio 017
  • Sa mythologie exceptionnellement riche s'est prolongée dans d'innombrables contes et légendes jusqu'en plein XXe siècle : l'ours est resté par excellence l'animal des traditions orales. [1]

  • C'est aussi celui dont le caractère anthropomorphe est le plus affirmé. Il entretient avec l'être humain, notamment la femme, des rapports étroits, violents, parfois charnels. Opposer ou associer la bestialité de l'ours et la nudité de la femme est un thème, narratif et figuré, attesté partout. L'ours, c'est l'animal velu, la male beste, et par extension l'homme sauvage. [2]

  • Mais c'est aussi et surtout le roi de la forêt et des animaux qui y vivent. Dans les traditions celtes, scandinaves et slaves, cette fonction royale de l'ours - qui, ailleurs, semble disparaître assez tôt - est encore bien attestée à l'époque médiévale.

Gaston Phoebus : Livre de la Chasse (avant 1476)
miniature, f. 017, Bibl. Mazarine, Ms 3717, IRHT-CNRS


  • Les deux aspects - bestialité et royauté - peuvent du reste être confondus : plusieurs récits mettent en scène des rois ou des chefs qui sont "fils d'ours", c'est-à-dire d'une femme enlevée et violée par un ours. [3]


Un tel animal ne pouvait qu'effrayer l'Eglise du haut Moyen Age.

  • Non seulement l'ours est doté d'une force prodigieuse mais il est lubrique et violent. En outre, il ressemble à l'homme par son aspect extérieur, par son aptitude à se tenir debout et par ses pratiques sexuelles. Depuis Pline, en effet, qui a mal interprété un passage d'Aristote, tous les bestiaires et toutes les encyclopédies affirment que les ours s'accouplent more hominum et non pas à la façon des autres quadrupèdes.  [4]  Mais L'ours est donc un dangereux cousin de l'homme.

  • Enfin, contrairement au lion, sur tous les terroirs d'Europe occidentale, c'est un animal indigène : le voir, l'admirer, le redouter, le vénérer, est chose fréquente. De fait, à l'époque carolingienne, dans une bonne partie de l'Europe germanique et scandinave, il fait encore l'objet de cultes païens, associés à des fêtes calendaires, et passe encore pour le roi des bêtes sauvages; rôle, nous l'avons vu, déjà tenu par le lion dans l'Europe méridionale.

 

Gaston Phoebus Livre de la chasse avant 1476-bibl Mazarine Ms 3717

Dès lors, l'Eglise part en guerre contre l'ours et cherche à le faire descendre de son trône. Partout, entre le VIIIe et le XIIe siècle, elle favorise la promotion du lion, animal exotique et non pas indigène, issu de la culture écrite et non pas des traditions orales, animal par là même maîtrisable et non pas imprévisible. Partout elle "joue" le lion contre l'ours. Partout elle s'acharne contre ce dernier.  [5]

Pour ce faire, [...] trois procédés : l'ours est d'abord diabolisé, puis dompté et enfin ridiculisé.

  • S'appuyant sur la Bible, où l'ours est toujours pris en mauvaise part  [6], et reprenant une phrase de saint Augustin, "ursus est diabolus"  [7], les Pères et les auteurs chrétiens de l'époque carolingienne rangent l'animal dans le bestiaire de Satan; du reste, à les croire, le Diable prend souvent la forme d'un ours pour venir menacer ou tourmenter les hommes pécheurs.


Gaston Phoebus
: Livre de la Chasse
(avant 1476) miniature du f. 081 v

Bibl. Mazarine, Ms 3717, IRHT-CNRS

  • La plupart des auteurs occultent la tradition selon laquelle l'ourse
    Ourse léchant son petit - Livre des Propriétés des choses - ca 1350 destiné à Gaston Phoebus - Bibl Ste Geneviève
    redonne
    vie à ses petits mort-nés en les léchant - tradition ambiguë, héritée de Pline [8], qui aurait pu être glosée comme un symbole de résurrection - et mettent constamment en avant les vices de l'ours : brutalité, méchanceté, lubricité, saleté, goinfrerie, paresse, colère. [9]
    -----> Péché capital d'intempérance [#]
    -----> Péché capital de paresse [#]

Ourse léchant son petit - miniature dans les marges
Bartholomeus Anglicus : Le Livre des Propriétés des choses(ca 1350)
ms destiné à Gaston Phoebus, orig. Toulouse, Bibl. Ste Geneviève Ms 1029 f261

 

Dans un deuxième temps, l'ours devient un animal domestique, ou plutôt domestiqué, au sens médiéval de ce mot (domesticus). Ici c'est l'hagiographie qui s'attaque à l'ours. De nombreuses vies de saints racontent comment l'homme de Dieu, par son exemple, ses vertus ou son pouvoir, a vaincu un ours sauvage et redoutable et l'a forcé à obéir.

  • Saint Amand oblige ainsi un ours qui avait dévoré sa mule à porter ses
    tapisserie - St Vaast-Vedastus et ours - XVe s - Arras Musée des Beaux-Arts

    bagages -------> iconographie, cf. [#]

  • Saint Corbinien, en route vers Rome, fait de même, tandis que saint Vaast exige de celui qui avait mangé un boeuf qu'il tire la charrue à sa place.

Saint Vaast maîtrise l'ours, tapisserie du XVe s.
Musée des Beaux-Arts, Arras

  • Saint Rustique, en Limousin, agit pareillement envers un ours qui avait tué et emporté les deux boeufs qui tiraient le char funéraire de son disciple st Viance.

  • Quant à saint Gall, il s'attache la compagnie d'un ours qui l'aide à construire un ermitage, lequel deviendra la prestigieuse abbaye de Saint-Gall. L'épisode est bien connu et a donné lieu à une iconographie abondante, notamment en Suisse rhénane. [10]


Diabolisé puis dompté, l'ours est ensuite ridiculisé. Cela se fait après l'an mille.

  • L'Eglise, pourtant hostile à tous les spectacles d'animaux, ne s'oppose plus
    Heures Amiens fin XVe - BM Abbeville IRHT-CNRS
    désormais à la circulation des montreurs d'ours. Muselé et enchaîné, l'ours accompagne les jongleurs et les bateleurs de château en château, de foire en foire, de marché en marché. L'ancien animal royal, admiré et redouté, devient une bête de cirque, qui danse, qui fait des tours, qui amuse le public.
    ------> Dossier iconographique de l'ours et du montreur d'ours, cf. [#]
  • A partir du XIIIe siècle, offrir un ours n'est plus vraiment un cadeau de roi comme c'était encore le cas à l'époque carolingienne; l'animal sort même des ménageries princières où il n'a plus sa place. Seuls les ours blancs offerts par les rois de Danemark et de Norvège conserveront un certain prestige jusqu'au début des Temps modernes parce que ce sont des curiosa.

 

 

Heures à l'usage d'Amiens, fin XVe siècle
Ours muselé et écu armorié au lion
Bibl. Municip. d'ABBEVILLE
Ms 0016, Folio 0010v
(c) IRHT-CNRS

 

Au tournant des XIIe-XIIe siècles, l'affaire semble donc entendue : le lion, roi des animaux dans les traditions orientales et méridionales, le devient aussi, à la place de l'ours, dans les traditions occidentales septentrionales. Dans toute l'Europe, il n'y a plus désormais qu'un seul roi, comme en témoignent les différentes branches du Roman de Renart compilées dans les dernières décennies du XIIe et les premières décennies du XIIIe siècle : Noble, le lion, n'a pas de rival; son pouvoir royal n'est pas contesté (sauf par Renart, mais pour d'autres raisons); Brun, l'ours, n'est que l'un des "barons"; un baron lent et lourd, souvent ridiculisé par le goupil. [11]
------> Roman de Renard [#]

A la même époque, l'héraldique, nous l'avons vu, donne au lion la première place, loin devant tous les autres animaux, et n'accorde à l'ours qu'un rôle très discret. [12]  Partout le lion étend son empire.
------> Iconographie de l'ours [#]

Notes de l'auteur :

[1] Sur les cultes de l'ours, la littérature est considérable et les opinions souvent divergentes (notamment sur les cultes préhistoriques, niés par certains auteurs, solidement affirmés par d'autres). On lira surtout, malgré sa date, A.I. Hallowell, "Bear ceremonialism in the northern hemisphere" dans The American Anthropologist, t.28, 1926, p. 51-202; et T. Tillet et L.R. Binford, dir., L'Ours et l'Homme, Actes du colloque d'Auberive (1997), Liège, 2002

[2] Sur les liens entre l'ours et l'homme sauvage au Moyen Age : R. Bernheimer, Wild Men in the Middle Ages, Cambridge (Mass.), 1952; T. Husband, The Wild Man : Myth and Symbolism, New York 1980; C. Gaignebet et D. Lajoux, Art profane et religion populaire au Moyen Age, Paris, 1982, p. 75-85 et 115-127

[3] Outre l'article "Bärensohn" du Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, Leipzig, 1930, t. I, on lira surtout la belle étude de Daniel Fabre, Jean de l'Ours, Analyse formelle et thématique d'un conte populaire, Carcassonne, 1971

[4] "Leur accouplement a lieu au début de l'hiver, non pas à la manière ordinaire des quadrupèdes mais enlacés l'un à l'autre face contre face" (Eorum coitus hiemis initio, nec vulgari quadripedum more sed ambobus cubantibus complexisque); Pline, Histoire naturelle, livre VIII, chap. LIV, éd. A. Ernout, Paris, 1952, p. 67

[5] Michel Pastoureau, L'Ours, Histoire d'un roi déchu, Paris 2007

[6] I Samuel 17,34; 2 Rs 2,24; Sagesse 28,15; Daniel 7,5; Osée 13,8; Am 5,19; etc.

[7] Saint Augustin, Sermones, XVII, 34 (P.L., t. 39, col. 1819 : commentaire du combat de David contre un ours et un lion).

[8] "Ceux-ci sont de chair blanche et informe, un peu plus grands  que des souris, sans yeux, sans poils, seuls dépassent leurs ongles. En les léchant [leur mère] leur donne progressivement forme." (Hi sunt candida informisque caro, paulo muribus maior, sine oculis, sine pilo, ungues tantum prominent. Hanc lambendo paulatim figurant); Pline, Histoire naturelle, livre VIII, chap. LIV, éd. A. Ernout, p. 67). Notons que, dans les traditions du Moyen Age finissant, l'ourse est jugée plus forte que le mâle et mère exemplaire. A cet égard, il est significatif que, dans les textes à caractère zoologique, les deux seuls animaux chez qui la femelle soit réputée plus forte que le mâle soient les deux "rivaux" du lion : l'ours et le léopard. cf. Thomas de Cantimpré dans son encyclopédie Liber de natura rerum, livre IV, chap. CV (Ed. H. Boese, Berlin, 1970, p. 168)

[9] L'animal devient même à partir du XIIIe siècle  une vedette du bestiaire des sept péchés capitaux puisqu'il est associé à au moins quatre d'entre eux : colère (ira), luxure (luxuria), paresse (acedia), goinfrerie (gula). Voir E. Kirschbaum, dir., Lexikon der christlichen Ikonographie, nouvelle éd., Fribourg-en-BBrisgau, 1990, col. 242-244

[10] Sur la place de l'ours dans l'hagiographie : M. Praneuf, L'Ours et les Hommes dans les traditions européennes, Paris, 1989, p. 125-140; D. Lajoux, L'Homme et l'Ours, Grenoble, 1996, pp. 59-69

[11] On trouvera un résumé commode des passages du Roman de Renart dans lesquels l'ours est mis en scène dans le répertoire de M. de Combanieu du Gres et J. Subrenat, Le "Roman de Renart". Index des thèmes et des personnages, Aix-en-Provence, 1987, p. 267-270

[12] L'ours est rare dans les armoiries médiévales. son indice de fréquence ne dépasse pas 5% (pour le lion, répétons-le, il est de 15 %!). L'ours joue surtout le rôle d'une figure parlante : son nom forme un jeu de mots avec celui du possesseur de l'armoirie. A ce sujet, il faut souligner le contraste entre l'abondance des anthroponymes et des toponymes construits sur une racine évoquant l'ours et la rareté de celui-ci dans les armoiries. Ce même contraste se retrouve pour le renard et le corbeau.

[fin de citation] //////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////
Même ouvrage, autres extraits :
[#] [DES] Tous les jeux de hasard sont diaboliques (carte I Le Bateleur)

[#] [CAVALIERS] Roch des échecs, ancêtre du cavalier de Bâtons ? (chap. Cavaliers)  

L  I  E  N  S 

L'AUTEUR DU TEXTE, Michel PASTOUREAU :
Liste de ses écrits sur la couleur :
www.crdp.ac-caen.fr/Spip/IMG/pdf/2009_pastoureau.pdf
Interview sur le rouge : expositions.bnf.fr/rouge/rencontres/02.htm

PERSONNAGES CITES :
saint AMAND (ca 585 - 676) : www.amisaintcolomban.net/attachments/File/Patrimoine_colombanien/saints/9_Amand.pdf
Saint CORBINIEN, prêtre français, fondateur du diocèse de Münich :

evry.catholique.fr/Saint-Corbinien
www.religion-orthodoxe.com/article-saint-corbinien-54041607.html
beatriceweb.eu/Blog06/documents/000000983d0b10420.html (Benoît XVI sur ce saint)
GASTON PHOEBUS (1331-1391) comte de Foix : www.herodote.net/Bio/Gaston_III_Phoebus_ou_Febus_-biographie-R2FzdG9uIElJSSBQaG9lYnVzIChvdSBG6WJ1cyk=.php
Saint VIANCE (Vicentien de Rouffiac) :
fr.wikipedia.org/wiki/Vicentien_de_Rouffiac

Saint VAAST (fêté le 6 février) :

arras.catholique.fr/page-10042-saint-vaast.html
www.heiligenlexikon.de/BiographienV/Vedastus_Vaast_Gaston_oder_Foster_von_Arras.htm

les saints originaires du Pas-de-Calais : arras.catholique.fr/saints-pas-calais.html

HISTOIRE :
Abbaye de SAINT-GALL : www.newadvent.org/cathen/06347a.htm
L'ours dans la culture : fr.wikipedia.org/wiki/Ours_dans_la_culture

ILLUSTRATIONS :

  • tarot de Jean Noblet, Paris ca 1650 (carte XI Force) : www.letarot.com
  • Gaston PHOEBUS : Livre de la chasse (avant 1476) orig. centre France, poss. de Jean Pot, Bibl. Mazarine Ms 3717 (c) I.R.H.T. - CNRS enluminure du f. 017 et du folio 081v
  • Bartholomeus Anglicus : Le Livre des Propriétés des choses (ca 1350) - Ourse léchant son petit - miniature dans les marges -ms destiné à Gaston Phoebus, orig. Toulouse, Bibl. Ste Geneviève Ms 1029 f261
  • Saint Vaast maîtrise l'ours, tapisserie du XVe s., Musée des Beaux-Arts, ARRAS : www.heiligenlexikon.de
  • Heures à l'usage d'Amiens, fin XVe siècle : Ours muselé et écu armorié au lion, miniature - Bibl. Municip. d'ABBEVILLE - Ms 0016, Folio 0010v; (c) IRHT-CNR : www.enluminure.culture.gouv

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