[TOUR] précipités du haut du torrazzo

Italie, XVe siècle : un seigneur de la Renaissance rêve de précipiter PAPE et EMPEREUR du haut de la plus haute TOUR de sa ville, Crémone ... Et cela ne ferait vraiment pas penser aux personnages de la carte XVI ?

Carte XVI MAISON-DIEV (sommaire) [#]
Carte IV L'EMPEREVR (sommaire) [#]

John LAW : Le Prince de la Renaissance in "L'Homme de la Renaissance" (dir. Eugenio GARIN)
Collection L'Univers historique, SEUIL 1990, ed. originale Giuseppe Laterza & Figli, Rome 1988 
[pp. 21 sq.] ///////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////

Jacob Burckhardt, au début de son ouvrage "La Civilisation de la Renaissance en Italie", rapporte un récit concernant le pape Jean XXIII (Baldassare Cossa) et le roi des Romains, Sigismond de Luxembourg.

Le chef spirituel et le chef temporel de la chrétienté se rencontraient à Crémone en 1414, au cours de négociations qui allaient conduire au Concile de Constance. Leur hôte était le seigneur de la ville, Cabrino Fondulo. Celui-ci conduisit ses éminents invités jusqu'au sommet du monument le plus élevé de Crémone, le Torrazzo, pour leur faire admirer le panorama. La tentation l'envahit alors de les précipiter dans le vide. D'après une version à peine moins dramatique, c'est au moment d'être lui-même exécuté, à Milan, en 1425, que Fondulo en vint à regretter de n'avoir pas liquidé les deux personnages; ainsi le raconte l'Histoire de Crémone d'Antonio Campo [rééditée à Milan] en 1645 [...]. 

CREMONA (Italie)
le Torrazzo
flickr.com

Burckhardt n'indique pas sa source, qui pourrait être "Les vies des Hommes illustres", de Paolo Giovio (1561) [Note du blog : connu en France sous le nom de Paul Jove], mais la signification de l'épisode caractérise assez bien la conception historique de l'auteur : une vision du prince et de l'Etat de la Renaissance [...] que Burckhardt partageait avec d'autres historiens de son temps, souvent influencés par lui.

CREMONA (Italie) : Torazzo, Duomo, Baptistère 
becomemoresognidoro.blogspot.com
En premier lieu, on décrit le Prince de la Renaissance, de manière dramatique, comme un être d'un égoïsme cynique et sans pitié à l'égard aussi bien de ses sujets que de ses conseillers, des autres princes ou des membres de sa propre famille.

En second lieu, on lui prête un évident mépris pour la conception médiévale de chrétienté et notamment sa structure d'ordre hiérarchique symbolisée par les "deux glaives" de la papauté et de l'empire : le Seigneur de la Renaissance n'est plus alors un prince au sens féodal, mais plutôt, comme Machiavel [l'a vu], un souverain comptant plus sur la fertilité de ses talents que sur ses supérieurs ou sur une position [...] déterminée dans la pyramide sociale. [...]

On lui attribue une manière nouvelle de considérer les problèmes de gouvernement, dans un esprit plus disposé au changement qu'au conformisme de la coutume. Le propos de cette étude est de démontrer que la spécificité du "Prince de la Renaissance" a été surestimée. [...]

Violence et pouvoir 

Même si l'on écarte comme légendaires ou anecdotiques les deux versions de l'histoire de Cabrino Fondulo tenté de se débarrasser des deux chefs de la chrétienté, elles reflètent sans aucun doute la réputation méritée de violence et de cruauté du seigneur de Crémone. Un contemporain bien informé, le chroniqueur Andrea de Redusio, de Trévise, évoquant la rencontre de Crémone, rapporte que le pape et Sigismond jugèrent tous deux qu'il leur vaudrait mieux, en raison de certains événements antérieurs, ne pas prolonger leur dangereux séjour chez un hôte aussi fourbe. Redusio [note du blog : écrivant en 1428] faisait ainsi référence aux événements de juillet 1406 : Fondulo avait alors conquis le pouvoir en assassinant les membres de la famille régnante, les Cavalcabo, qui jouissaient de l'aimable hospitalité de leur partisan de naguère en son château de Maccastorno.

Le rôle sinistre du Torrazzo dans l'épisode de 1414 s'expli-que lorsqu'on apprend que c'est du haut de cette tour que Cabrino, en 1407, avait fait précipiter deux de ses opposants.

CREMONA (Italie) : le Torrazzo
flickr.com (hovistoninavolare)

Ainsi peut-on parler de la violence qui caractérise, pour le Prince de la Renaissance, la prise du pouvoir, sa conservation et sa perte. [...] En 1385, Jean-Galeas Visconti parvient par ruse à jeter en prison son oncle Bernardo pour se rendre seul maître de l'héritage des Visconti. Après le meurtre par le châtelain de Nocera de deux membres éminents de la famille Trinci de Foligno, en 1421, leur frère Corrado s'empara du château et met à mort, non seulement le coupable, mais toute sa famille et ses proches. [...] En 1439, c'est une armée pontificale, sous le commandement de l'énergique cardinal Giovanni Vitelleschi, assiégeant Foligno, qui a raison de Corrado Trinci qui renverse en même temps une rébellion intérieure contre la dynastie régnante. Le 26 décembre 1476, en l'église San Stefano de Milan, Galeas-Marie Sforza tombe sous le poignard d'assassins qui justifient hautement leur acte comme tyrannicide.

Cette impression de violence continue semble renforcée par la nature guerrière des gouvernants effectifs ou potentiels de cette époque [le XVe siècle] en Italie. Beaucoup d'entre eux sont des soldats professionnels ou des condottiere. [...] 
------> Portraits de Condottiere, cf. [#][#][#] 
On comprend à quel point il est tentant de traiter ces rapports du pouvoir et de la violence de manière mélodramatique. Les contemporains eux-mêmes le faisaient, chroniqueurs et moralistes trouvaient dans ces brutaux retournements de la fortune des sujets de prédilection [...]

N'oublions pas que les ennemis contemporains des Princes de la Renaissance avaient tout intérêt à exagérer les méfaits de ceux-ci et à noircir leur réputation. [...] Pour les propagandistes de l'Etat des Visconti, comme l'humaniste Andrea Biglia, des reguli (roitelets) tels que Cabrino Fondulo n'étaient que des semeurs de discorde. [...]

A cette époque, du reste, la morale conventionnelle et la pensée politique ne condamnaient pas le prince qui maniait la violence. Il était normal que les rebelles fussent punis et les ennemis écrasés. [...] Mais le seigneur qui ne régnait que par la force et dont la résidence était citadelle plus que palais, était tyran plus que véritable prince. En témoignent les avertissements adressés à Alphonse V lorsqu'il entreprit de reconstruire le repaire du Castelnuovo à Naples (vers 1440), à Nicolas V lorsqu'il fortifiera le château saint-Ange (vers 1450), et à François Sforza, lorsqu'il restaura et agrandit le château des Visconti à la Porta Giovia à Milan (vers 1450).
------> Biographie de Francesco Sforza, condottiere devenu duc [#] 

Il est vrai par ailleurs que le goût et la civilisation de la Renaissance se manifestent au plus haut point chez le prince et dans sa cour; même Cabrino Fondulo obtint le privilège impérial pour l'université de Crémone.

CREMONA -  bellitalie.org

Les historiens ont souvent considéré comme une personnification de la culture et de la sensibilité de la Renaissance Federico de Montefeltro, comte puis duc (1474) d'Urbino. C'est pourtant par le meurtre de son frère aîné Oddantonio qu'il prit le pouvoir (1444), et c'est comme mercenaire qu'il dirigea le siège de Volterra et fut en partie responsable de la terrible mise à sac de la ville (1472). On le considère néanmoins comme un protecteur à la fois des arts et de ses sujets. 
------> cf. dans le blog [CHAR DE TRIOMPHE] [#] 

La haute qualité de la cour à Urbino a été immortalisée par le livre de Baldassare Castiglione Le Courtisan (1528), et la correspondance suivie - et heureusement conservée - qu'a échangée la cour d'Urbino avec celles de Mantoue, Ferrare et d'autres a donné matière à des oeuvres d'ordre biographique (Dennistown, Cartwright) [...] Cette correspondance révèle, notamment, des comportements de piété, que confirment d'autres témoignages. Nicolas d'Este (1393-1441) alla en pélerinage à Jérusalem et à Vienne (reliques de St Antoine le Grand); son fils Hercule (1431-1505) fut un mécène de la musique d'Eglise. [...] En 1446, le fardeau des impôts dont il avait chargé ses sujets parut si lourd à Philippe-Marie Visconti qu'il demanda conseil à un groupe de théologiens. [...]

CREMONA (Italie) - aufeminin.com
Cependant, rien n'indique [...] que la moralité du Prince de la Renaissance, son attitude devant la religion, son usage de la violence comme instrument de pouvoir l'aient rendu différent de ses prédécesseurs médiévaux en Europe. St Thomas Beckett, archevêque de Cantorbéry, assassiné par des agents d'Henri II, roi d'Angleterre, en 1170, faisait en Italie l'objet d'un culte général. [...] L'association de la violence au pouvoir semblait banale.

Il ne faut donc pas donner une importance trop exemplaire à l'épisode des tentations "révolutionnaires" de Cabrino Fondulo. En fait, le seigneur de Crémone bénéficiait de l'ordre hiérarchique même qu'il aurait, dit-on, voulu détruire. En 1413, Sigismond, roi des Romains, le nomma vicaire impérial à Crémone et confirma les titres que lui avaient décerné auparavant les Visconti : comte de Sancino et marquis de Castellone. En mars 1412, Jean XXIII attribua à Constantino Fondulo le siège épiscopal de Crémone. Ces honneurs, le fait que Sigismond et sa cour résidèrent plus d'un mois à Crémone, joint à l'impression qu'ils y furent somptueusement traités, font penser que Cabrino vit là une occasion à ne pas manquer mais plutôt à exploiter avec plaisir.

[fin de citation] /////////////////////////////////////////////////////////////////////

L  I  E  N  S 

L'AUTEUR : John LAW, professeur à l'Université de Galles

EVENEMENTS CITES :
Concile de Constance :
fr.wikipedia.org/wiki/Concile_de_Constance (en français)
www.newadvent.org/cathen/04288a.htm (en anglais) 
Meurtre vengeur de 1421 : 
questes.free.fr/pdf/bulletins/Violences/Violences_Jean-Baptiste%20Delzant.pdf
La Renaissance : www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Renaissance/184289

PERSONNAGES CITES :

Jacob BURCKHARDT, historien : fr.wikipedia.org/wiki/Jacob_Burckhardt
Cabrino FONDULO (1370-1425) : it.wikipedia.org/wiki/Cabrino_Fondulo (en italien) 
PAPE JEAN XXIII (Baldassare Cossa) : www.newadvent.org/cathen/08434a.htm
Paul JOVE/Paolo GIOVIO (1483-1552) humaniste : fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Jove
Niccolo MACHIAVELLI, Machiavel (1469-1527) : www.newadvent.org/cathen/09501a.htm
Famiglia TRINCI, seigneurs de FOLIGNO : fr.wikipedia.org/wiki/Trinci_(famille)
Corrado TRINCI :
Galeas-Marie SFORZA :
Généalogie VISCONTI-SFORZA : www.altesses.eu/princes153.php
les condottiere : condottiero.free.fr/ et fr.wikipedia.org/wiki/Condottiere
Andrea BIGLIA de Milan : www.augnet.org/?ipageid=2178
Federico di Montefeltro, duc d'URBINO : www.aparences.net/les-seigneurs-durbino/armes-et-lettres-urbino-sous-federico-da-montefeltro/
Cour de MANTOUE (peinture) : www.aparences.net/category/les-gonzaga-de-mantoue/
Cour de FERRARE (peinture) : www.aparences.net/category/ecole-de-ferrare/
Julia CARTWRIGHT ADY (1851-1924) historienne d'art : en.wikipedia.org/wiki/Julia_Cartwright_Ady
NICOLAS V, pape (1397-1455) : www.newadvent.org/cathen/11058a.htm
St Thomas BECKETT (ca 1118-1170) : www.newadvent.org/cathen/14676a.htm