Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
\\\\\\\\ Le . monde . des . tarots . anciens
29 janvier 2016

Enfants au soleil à Venise (Franz Werfel)

Un vieux bouquin retrouvé ... une fiction sur le monde de l'opéra par un fan absolu de Verdi. A priori aucun rapport avec l'imagerie du tarot. Quand soudain, page 98... le soleil surgit au-dessus des coupoles byzantines de San Marco ... la façade BIGARREE dans le fond de la place Saint-Marc ... en plein MIDI s'élèvent ces VOLS de pigeons ... des ENFANTS dansent ... des mains se TOUCHENT  ... et voilà que cette prose superbe dessine au lecteur, mine de rien, les principaux ingrédients d'une carte XVIIII LE SOLEIL.

XVIIII LE SOLEIL (sommaire) [#]

Franz WERFEL : Verdi ou le roman de l'opéra, éd. originale Vienne, 1924
trad. par Alexandre Vialatte et Dora Kris, 1933 - Ed. Actes Sud 1992
[extrait p. 96-99]/////////////////////////////////////////////////////////////////////

[Le marquis centenaire Gritti débarque de gondole sur la Piazza San Marco]

Le canon de Saint-Georges lança son coup de midi dans le tourbillon de nuages. Comme chaque jour des milliers de piegeons s'envolèrent effarouchés avec une épouvante mortelle, dans un vacarme d'ailes froissées. La mémoire de ces oiseaux ne suffisait pas à les habituer à cette inoffensive détonation. Tumultueusement soulevé, ce rideau de pigeons déployait aujourd'hui comme hier ses plis battants sur le quadrilatère de la place pour recommencer le lendemain. C'est ainsi que les peuples sans mémoire se rassurent d'un jour à l'autre dans l'histoire et que la guerre vient les frapper.

Ce jour-là, comme chaque jour au moment du coup de canon, le marquis fit son entrée sur la place publique entre les deux premières hampes de drapeau de la basilique. Les pigeons n'étaient pas encore calmés qu'il obliquait à droite vers la Procura.

C'était cette heure que le beau monde de Venise avait choisie pour aller se chauffer au soleil de la place. Nombre de jeunes gens et de vieux messieurs occupaient les quatre cafés traditionnels de la Piazza où ils prenaient le vermouth et autres apéritifs. Les dames, auxquelles l'usage interdisait alors de s'asseoir dans ces établissements masculins, se promenaient avec cette nonchalance provocante des Vénitiennes qui trouble le coeur du passant. C'était le moment où les toilettes rivalisaient sur toutes ces femmes dont le goût, n'ayant pas encore été gâté par l'idéal anglo-saxon, ne songeait pas à aller chercher la distinction dans la fadeur et la bégueulerie.

L'arrivée de Gritti fut saluée par cette joyeuse animation qui accueille l'apparition de tout champion de l'art ou du sport. [...] Le marquis parut une fois s'intéresser à une conversation, car, dans un groupe, il s'arrêta plus longtemps qu'à son habitude. On y parlait de la saison du carnaval et d'une troupe d'opéra [...]. Tout à coup, quelque jeune comte vint lancer le nom de Wagner. On demanda l'opinion de Gritti.
- Qui est Wagner ?
- Mais, cher marquis ... !
- Ah! Je sais. C'est cet étrange individu qui ne voulait pas composer de ballet pour le second acte à l'Opéra impérial de Paris. Je connais le scandale. Il s'entêtait pour un ballet au premier acte. Et bien, dans ma collection, il n'y a rien de ce Wagner.
Et là-dessus, Gritti disparut.

Le soleil un peu extravagant d'une nébuleuse journée d'hiver perça les brouillards de l'Adriatique et répandit la lumière de midi sur les coupoles de Saint-Marc et sur toute la bigarure de ce cirque russe du bon Dieu. Il ne semblait pas que ce fût le soleil, mais quelque projecteur surnaturel qui, trouant de son cône d'or la grisaille de la journée, faisait une auréole à cette seule église et au petit espace qui l'entourait. Et, comme la prairie qui reste inanimée par une journée d'été blafarde, mais, s'il vient à percer un rayon de soleil, sort de la mort - et des milliers de mouches, de moustiques, de guêpes, de bourdons tourbillonnent avec ivresse et chantent comme un accord d'orgue les louanges de la lumière dans sa substance rafraîchissante et éthérée -, de même, à ce moment, sur la Place Saint-Marc, le petit cercle de lumière s'anima, tous les enfants vinrent y danser, entourés du vol des pigeons, et y pousser des cris de joie.

 

photo Nadine COURT - fillette et pigeons - recadreeenfant et pigeons place Saint-Marc
(c) Nadine Court 2013 - cliché recadré par le blog

C'étaient des enfants de toute sorte, de toute classe et de tout âge. Il y avait de petits étrangers, de petits Anglais, de petites Anglaises, parfaitement tranquilles et distants. Ils achetaient sans dire un mot des cornets de maïs au marchand auquel ils remettaient lentement leur pièce de monnaie sans toucher sa main ouverte. Puis, d'un air ennuyé, pour faire ce qui se doit, ils alimentaient posément la caste obèse de ces oiseaux suralimentés.

Bien différents étaient les jeux des petits Vénitiens aisés. Nourrir les pigeons était pour eux un art qui a ses lois particulières et son code des convenances. Les lourds oiseaux restaient posés, battant de l'aile, sur leurs mains, venaient se percher sur leurs épaules et picoraient avec une familiarité  de compatriotes partout où ils pouvaient la nourriture que ces enfants leur distribuaient.

A l'écart de ces heureux se pressait la foule des petits pauvres. Ils regardaient les jeux des enfants bien vêtus avec un regard hostile de prolétaires adultes, d'un air à la fois blessé et envieux. Plus d'un parmi tous ces garçons avait les poches pleines de miettes, mais une interdiction qui datait de mille ans et qu'ils portaient dans chaque goutte de leur sang empêchait ces petits malheureux de franchir le cercle défendu et de le souiller de leur présence maudite. Ce n'était que beaucoup plus tard, lorsque la cloche des hôtels et des palais avait rappelé ceux qui sentaient propre pour leur collation de miel et de lait, que les enfants de la rue conquéraient à leur tour la position abandonnée et jetaient leurs croûtes de pain dur aux oiseaux gloutons et indifférents.

Quand le marquis eut remarqué tous ces enfants au milieu de la lumière, il se hâta vers eux à longues foulées avides. Il cherchait le soleil.

O soleil, médium sacré par qui Dieu opère toutes ses matérialisations !Il vivifiait toujours la chair de ce centenaire dont les cellules indignées de leur durée contre nature tendaient déjà à se dissocier. Gritti savait qu'un instant de soleil arrêtait beaucoup mieux que [son médecin] le progrès de ces tendances mortelles. Il se sentait sous ces rayons comme, dans la chaleur torride de midi, une falaise de craie nue où un brin d'herbe, une fleur grimpante, une petite feuille se met à picoter soudain dans les crevasses ou les fissures depuis bien longtemps desséchées. Et puis il y avait les enfants !...

[...] Il se mêlait à ce petit peuple qui le connaissait déjà bien et s'entendait à l'exploiter. Il leur distribuait chaque jour une foule de cornets de bonbons que [son valet] devait aller chercher l'après-midi dans une confiserie de deuxième ordre. Puis, les sucreries réparties, le marquis prenait l'un des enfants par la main, lui demandait son âge, riait lentement, et déclarait chaque fois avec un orgueil satisfait :
- Eh bien ! vois-tu, en chiffre rond, j'ai juste cent ans de plus que toi.
Sur quoi l'enfant le regardait, l'air ahuri. Gritti gardait dans sa vieille main brunâtre toute froide et ratatinée, la menotte fragile de l'enfant. C'était la seule forme de volupté qu'il fût encore en état d'éprouver.

Il examinait toutes ces petites mains. [...] Que ce fût fillette ou garçonnet importait peu. C'était la qualité du contact qui l'intéressait. Et toutes le rendaient heureux. Qu'elles fussent molles ou timides, qu'elles fussent fermes ou d'une carrure amusante, qu'elles fussent chaudes ou fraîches, sèches ou moites, peu importait : il émanait de toutes un fluide vivifiant. [...]

C'était là la gaieté, le rafraîchissement qu'exigeait sa circulation, la dose de joie que toute vie réclame.

[fin de citation] //////////////////////////////////////////////////////////////////////

Autres extraits de littérature germanique :
Ernst WIECHERT : "Missa Sine Nomine" (trad. française) Calmann-Levy, 1953
[#] L'homme qui se prenait pour l'empereur (autour de la carte IV)
[#] Etre comme un enfant (autour de la carte V LE PAPE)
[#] La nuit où mon aïeul conduisit l'Enfant Jésus (autour de la carte VII LE CHARIOT)
[#] Le lieu de la Justice (autour de la carte VIII)

Extraits de littérature française :
Aggrippa d'AUBIGNE : Le Roi idéal fin XVIe siècle [#] - BOSSUET (1627-1704) : Oraison funèbre d'une abbesse [#] - Jacquemard GIELEE (°1240) : [#] - François VILLON (1431?-1480?) : la Ballade des Pendus [#] - VOLTAIRE : La Roue de Fortune [#]

 

L  I  E  N  S

L'AUTEUR  : Franz WERFEL (Prague 1890 - Beverly Hills, USA, 1945)
biographie (en allemand) : austria-forum.org/af/Wissenssammlungen/Biographien/Werfel,%20Franz
biographie (en français) : www.babelio.com/auteur/Franz-Werfel/20746

ILLUSTRATION :
Fillette nourrissant les pigeons, Place Saint-Marc, Venise, 1983 - cliché de Nadine COURT (recadré par le blog)
source cliché original : www.nadinecourt.com

LIEUX CITES :
VENISE : www.larousse.fr/encyclopedie/ville/Venise/148536
histoire : www.bellitalie.org/histoire-venise.html

 

Publicité
Commentaires
\\\\\\\\ Le . monde . des . tarots . anciens
  • Textes ou images ... EN CORRESPONDANCE avec l'iconographie des anciens jeux de tarot : italiens (XVe siècle), Noblet et Viéville (Paris, ca 1650), Payen (Avignon ca 1713), Dodal (Lyon, ca 1701-1715), Conver (Marseille 1760) ...
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Visiteurs
Depuis la création 603 089
Derniers commentaires
Archives
Publicité